Depuis trois semaines, je suis rentré à la maison. Ma chère épouse a été contente de me revoir. Elle porte le collier en faux or que je lui ai rapporté, et elle a fait une petite crise de jalousie parce qu’elle a trouvé dans mon bagage des cadeaux pour d’autres femmes qu’elle (des écharpes pour des amies qui étudient le français avec moi). Tout devrait bien aller. Mais non, ma tentative d’expérimenter pendant deux mois la vie en France « comme si je n’étais pas parti » n’était pas une bonne idée. Je n’arrivais pas à m’en remettre et accessoirement à écrire un nouvel article. Et puis j’ai lu une explication dans un nouveau livre écrit par une psychanalyste persane qui s’est réinstallée dans son pays après vingt ans de formation et d’exercice de son métier en Amérique, et s’est remise à exercer son art, dans un hôpital et dans son cabinet.
Elle parle d’Ulysse, qui est revenu chez lui après vingt ans d’aventures. Il a retrouvé l’olivier de son jardin, et a de nouveau respiré l’air qu’il connaît. (cliquer sur la couverture pour lire une critique du livre).
En France, je n’ai pas retrouvé mon olivier (ou mon marronnier, l’olivier ne pousse pas en Bretagne ni en Normandie). Il a été déplanté, la maison de famille loge une autre famille, mes frères et soeurs et mes amis accueillent quelqu’un qui vient de loin. Et j’ai eu envie de rentrer en Chine pour voir si je retrouve les jujubiers du Jardin du Peuple.
Descente de l’avion. Derrière moi, le bâtiment du terminal 3 de l’aéroport de Pékin, le plus grand et le plus rationnel du monde. L’avion s’arrête juste hors de portée de la passerelle de débarquement, et les passagers sont invités à prendre un autobus qui les conduira de l’autre côté à une autre porte d’arrivée. Nous sommes en Chine, où tout fonctionne légèrement de travers mais pour finir aussi bien qu’à Roissy l’hyper-rationnel, et plus gentiment. Devant le tapis à bagages, une employée est là pour orienter les valises du bon côté, que les voyageur puissent les attraper plus facilement.
Une heure après, je suis dans la salle d’embarquement de la gare sud de Pékin. Les gens au premier plan attendent le même train que moi (pas très longtemps, un train toutes les 20 minutes à cette heure creuse). Retour dans le monde peuplé. En France j’avais l’impression que le paysage était trop grand pour si peu de gens, sauf à Paris, et encore.
Quelques jours après, je suis au travail avec Justine, professeur de français qui lit des livres en français. Sur l’image, le plateau du KFC et son bloc où elle a noté les questions à poser. C’est elle qui me permet de prétendre aux gens qui me demandent ce que je fais, que je suis professeur de français. Tout le monde est content, le questionneur qui a deviné juste, et moi qui n’ai pas à m’étendre sur la réalité, que je suis en retraite et marié à une Chinoise; quelqu’un m’a demandé un jour si elle était beaucoup plus jeune que moi. Justine a lu presque tous les livres que j’avais apportés, elle en est à La Joueuse de go, plein de mots japonais collés dans le texte. C’est l’édition pour lycéens, entourée de notes et d’explications, mais ça ne suffit pas.
Le bloc est à l’entête d’une école de langues. Tianjin duiwai liu yi xuexiao, Tianjin, étranger, retenir, facile, école. Une autre fois je demanderai ce que signifie liu yi. (rectification: Damien me signale que j’ai confondu liu avec un autre caractère qui lui ressemble; maoyi signifie simplement commerce.) Il y a des pages de problèmes sémantiques suscités par les insuffisances du dictionnaire électronique. Quelle est la différence entre l’erreur et la faute, entre les obsèques, l’enterrement, et les funérailles, ce qui amène à discuter de la mort, du décès et du trépas. Tout ce qui est vivant peut mourir, seuls les êtres humains décèdent, seuls ceux qui croient à un autre monde trépassent. Et quelles sont les règles de construction du féminin d’un métier ou d’une fonction ? acteur-actrice, menteur-menteuse, mais pas ingénieur-ingénieuse. Quand j’avais donné des vrais cours à l’Institut des langues étrangères, un professeur m’avait demandé dans quels cas il faut dire concubine, maîtresse, amante. J’avais ajouté compagne et pris pour exemple Ségolène Royal que tous les Chinois connaissent depuis 2007. Notre président Hollande sera à Pékin le 25 et le 26 avril, et il va y avoir de nouvelles questions.
Vue dans la rue en sortant, Shu Qi (dans Le Transporteur, celle qui joue la jolie fille dans un sac de voyage, Hsu Chi en transcription taïwanaise); Justine me dit « Elle est très sexuelle ». Mais non, elle est très érotique (style noble) ou très sexy (en américain). Bientôt Justine pourra lire L’Amant, de Marguerite Duras; je lui ai apporté un exemplaire de la première édition, 1984, en même temps qu’une écharpe.
Dimanche 31 mars, c’était Pâques, et samedi soir je suis allé à la cathédrale pour la messe de la nuit pascale, pour ma dévotion et aussi pour voir si la municipalité avait mis des palissades de chantier dans les rues pour boucher la vue, comme elle avait fait le soir de Noël.
Il n’y avait pas de palissades. Dans la cour devant l’entrée, j’ai acheté le cierge du feu nouveau (huit yuans le paquet de huit, avec en cadeau une vraie photo du pape François; on peut aussi en acquérir un seul, un yuan; le flacon qui a la même forme que les piliers de l’entrée est fait pour l’eau bénite, avec un goupillon incorporé au bouchon, 12 yuans).
Ca me donne l’occasion de raconter pourquoi le Parti regarde l’Eglise de Rome avec autant d’inquiétude (ayant lamentablement échoué à se débarrasser des chrétiens, Mao avait suscité une Eglise nationale séparée, dont le diocèse de Tianjin fait partie, mais la séparation fonctionne de plus en plus mal). Donc, l’histoire commence en 1952. Le général des Jésuites est chez le pape Pie XII et lui expose son projet. « Saint Père, vous savez que Staline est vieux. » _ « Je sais, moi aussi je suis vieux, le calendrier est le même pour lui que pour moi. Où voulez-vous en venir ? » _ « Nous savons aussi qu’il est très malade, et que les circonstances seront bientôt favorables à une action nouvelle, pour la plus grande gloire de Dieu. Plusieurs jeunes de notre Ordre ont étudié la politique soviétique et la philosophie marxiste, et, si vous l’ordonnez, nous allons les envoyer là-bas. » _ « Si j’ai bien compris, je n’ai plus d’autre choix que de vous l’ordonner. » Les jeunes Jésuites partent, puis il n’y a plus de nouvelles d’eux. Leurs frères les imaginent dans un camp, et prient pour eux dans la discrétion. Et un jour, en 1984, un message codé arrive de Russie. Les cryptographes de la maison générale ont du mal à le déchiffrer, c’est un vieux code des années 1950 que personne ne pratique plus. Le message dit « Nous avons la majorité au Comité Central, nous continuons suivant le plan. Soyez prêts. »
On sait que cinq ans après le plan avait abouti, le pape Jean-Paul II ayant fait sa part. La suite a été plus ou moins inattendue. Les hauts cadres du Parti, qui connaissent Matteo Ricci (sa tombe est dans le jardin de l’école des hautes études du Parti, à l’ouest de la Cité Interdite), essaient de se rassurer en se disant que le premier Jésuite en Chine a plutôt ensemencé les idées chinoises en Europe que le contraire.
Quand j’entre dans la cathédrale, une heure avant la messe, il n’y a déjà presque plus de place. Le rite du Feu nouveau a lieu à l’intérieur, dans l’entrée. Pour le faire dehors, il aurait fallu réserver un espace libre, or par la porte ouverte on peut voir la foule de ceux qui sont arrivés trop tard pour entrer.
Toute la messe est en chinois, et j’ai du mal à suivre. Entendre « Gloire à Dieu au plus haut des cieux » en latin me fait grand plaisir.
Je reviens à la maison pas trop tard, et ma chère épouse est rassurée. Elle n’aime pas me savoir tout seul au milieu des dangers d’une ville étrangère. Mais elle n’aime pas du tout les cierges blancs que je rapporte. Cette couleur est réservée aux morts, les bougies des vivants sont rouges.
Cinq jours après, c’est la fête de Qingming, jour férié depuis peu d’années, nous sommes ensemble, avec mes beaux-frères et belles-soeurs, au cimetière municipal du sud, pour saluer ma belle-mère et nettoyer sa tombe (en fait, sortir le coffret qui contient ses cendres de sa case, le porter dans le jardin, brûler la monnaie des morts, et s’incliner devant elle; il n’y a qu’à la campagne que tout le monde peut avoir une tombe dans la terre.) Pour voir la cérémonie de 2010, c’est ici. Encore plus de monde, et plus de voitures, que les années précédentes.
Le lendemain, je vois sur un marché une des boutiques installées pour les articles de Qingming: billets de la Banque du Ciel, lingots d’or en papier plié, baijiu en petites bouteilles, liasses de sapèques en papier, fleurs et guirlandes en plastique et en tissu. A côté des billets à l’effigie de l’Empereur du Ciel, il y a de plus en plus de « vrais » billets, des générations passées et même des billets « Mao » actuels.
Les laboureurs, la tractoriste, les tisserandes. Ce sont des billets des années 1960, quand il y avait des maoïstes en France, et quand ceux qu’on honore étaient des pères et mères de famille. J’achète un assortiment. Deux yuans pour 50 billets de cinq séries, plus une carte bancaire en carton.
Et pour me rassurer définitivement sur mon retour dans un endroit que je connais, je vais visiter le grand chantier tout près de la résidence.
Il y a six ans, on finissait de nettoyer le terrain et on démolissait la vieille mosquée du quartier (la nouvelle mosquée, un peu plus loin, était déjà en chantier). Puis il y a eu un marché de plein air, puis rien du tout. Quand je suis parti, on coulait les armatures horizontales du rez-de-chaussée, après avoir foré et coulé les piliers qui devaient les soutenir. Et maintenant on creuse les futurs sous-sols.
Le dortoir du personnel est installé le long de la rue, avec vue sur le grand trou.
On me montre le plus récent élément de confort, l’armoire pour recharger les téléphones portables. Chacun a sa case privée avec une prise de courant au fond. A l’étage au dessus, ils ont des lits superposés à trois niveaux, leurs valises et leurs couettes. Ils viennent de la campagne et ce n’est pas du confort qu’ils se plaindraient. Aussi bien ceux qui sont sur la photo sont des responsables, professionnel permanent en casque bleu, et technicien en casque rouge. Je ne suis sûrement plus en France.
C’est bon de vous savoir de retour!
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Cher Vous ,combien nous souhaitions votre retour; que serions-nous pauvres péquenauds sans vos posts tellement pertinents…de cette Chine qu’il faut vivre au jour le jour pour la bien connaître… qui plus est vous êtes marrant à mourir de plaisir… Le régime de vie des Chinois est millénaire, ennuyant mais efficace. Gros bisoux et bonne continuation cher vous; au plaisir de vous lire encore .
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Cher Bolivar, vous faites une petite erreur de lecture, il ne s’agit pas du caractère 留 (liu2) mais du caractère 贸 (mao4) (贸易的贸 : commerce/business).
Votre ex-statut de 留学生 à l’université vous aurait-il induit en erreur? 😉
Sinon, je suis comme Justine, je trouve Shu-Qi très sexuelle, notamment dans ses premiers films. D’ailleurs personne ne lui en tient rigueur (quelle hypocrisie dans ce pays :P) un comme si tout le monde se doutait bien qu’il fallait coucher pour réussir.
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C’est bien le 留 de 留学生 que j’avais vu. On vieillit et les vieux machins reviennent victorieusement.
Shu Qi n’est toujours pas mariée. Il parait que si elle se mariait les hommes ne rêveraient plus d’elle. Le mariage est pris au sérieux ici; avoir une concubine, c’est admis, tromper un mari, c’est très mal. En France c’est différent si je ne me trompe pas. Lire là-dessus le vieux Kou Houngming ( http://classiques.uqac.ca/classiques/Kou_Houng_ming/esprit_peuple_chinois/esprit_peuple_chinois.html ).
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贸 et 留 se ressemblent mais le premier porte un élément sémantique 贝 « richesse » et
l’autre 田 « rizière ».
Merci pour ce nouveau reportage, toujours ausi instructif.
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De l’eau bénite en flacon d’un litre? Ah je ne connaissais pas !
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C’est un plaisir que de vous lire.
J’ai une question: qu’est-il arrivé à « votre » marronnier?
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Le marronnier était planté dans le jardin de la maison où mes parents ont habité pendant 58 ans. Comme j’ai changé de lieu pas mal de fois (et ce n’est probablement pas fini), je pensais inconsciemment à cette maison comme au seul lieu stable. Maintenant que la maison a été vendue je me suis aperçu que j’y tenais pour ça.
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Je decouvre votre blog, que j’apprecie, ayant vecu moi-meme six ans a Pekin recemment, ayant ete a la messe a Nan Tan regulierement…
Domage que votre pseudonyme ebolavir m’est d’abord repousse! Pourquoi ce choix?
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