Professeur étranger à Chongqing

Suite de l’article précédent. Le matin je contemple le paysage du campus de l’Université de l’industrie et du commerce de Chongqing. A droite, les dortoirs du groupe nord, plus bas les instituts d’enseignement, et au loin le monde extérieur. Dans une grande ville, il y a toujours plusieurs universités, qui affichent une spécialité _ jiaotong, transports _ youdian, poste et télécomunications _ shifan, formation des professeurs ou université normale, et d’autres ;  mais il ne faut pas se fier au titre, on y fait de tout.

La logique est quand même respectée;  Lucas enseigne à l’International business school (IBS), dont voici le caillou emblématique, guójì shāng xuéyuàn international commerce institut (c’est plus chic en caractères traditionnels) dans la section française du cycle 2+2, deux ans de formation de base et d’apprentissage de la langue étrangère, puis deux ans à l’étranger dans une école de commerce (en France ou au Canada). Ceux qui sont suffisamment bons en français partiront, les autres auront un diplôme mais sans le brillant des études à l’étranger. Donc les étudiants travaillent.

D’ailleurs ils ne sont pas si mal installés. Je suis allé écouter le cours de première année (méthode Reflets), et j’ai respiré l’ambiance du campus.

Sortie des cours à midi. Le secret de l’ardeur au travail des étudiants chinois est simple: le campus est immense (il y a une dizaine de lignes de mini-autobus pour aller des bâtiments des cours aux dortoirs, et il faut 20 minutes à pied de l’entrée jusqu’aux dortoirs les plus haut placés) et on n’a jamais besoin d’en sortir.

Un coin de dortoir vu d’en bas. Il ne gèle pas ici, les chauffe-eau sont dehors et les escaliers sur des galeries extérieures. Chaque balcon donne sur une chambrée de 4 ou 8, on n’est jamais seul ou invisible.

Calligraphies et dessins d’un club artistique. La caisse en carton est là pour recueillir les votes de ceux qui viennent admirer. On est très haut dans le paysage. Les boutiques et les cantines sont en bas. Mais revenons au sujet.

Ce soir, c ‘est la veille du congé du 1e mai. Je suis assis dans le public du concours oratoire des étudiants. Chaque participant doit monter à la tribune et parler en français devant ses camarades et un jury sur un sujet qu’il a choisi dans un thème imposé. Il a aussi composé une affiche pour parler de lui-même.

Julien est en première année, si je me souviens bien. C’est un jeune homme sérieux et il s’est photographié devant la porte de sa chambrée au dortoir.

Ce thème, c’est « travailler », mais on a le droit de raconter ce qu’on veut.

Ils s’en tirent très bien en français, et c’est plutôt le manque d’assurance en public qui les empêche d’être vraiment convaincants; exercice éducatif renouvelé de la rhétorique des collèges du temps du Roi-Soleil. Petit diplôme souvenir pour tout le monde. Sur la banderole et sur l’écran fayu yanjiang bisai français discours concours .

Tout le monde sur scène. Celui qui a son  menton à l’ombre est le professeur principal de français; le directeur de la pédagogie, qui a l’âge d’être le grand-père de tout ce monde, n’est pas venu. Lucas, professeur étranger qui s’est dévoué pour participer au jury, a eu droit à une petite enveloppe rouge cadeau pour ses heures supplémentaires.

Donc c’est le moment de parler des « experts étrangers » qui m’ont accueilli dans leur grande maison pendant une semaine  waiguozhuanjia lou, extérieur-pays expert-famille, immeuble. J’avais découvert le statut de waiguozhuanjia en lisant « River Town », où Peter Hessler, volontaire du Peace Corps pour enseigner la langue anglaise et la civilisation américaine, raconte ses deux ans à l’école normale d’instituteurs de Fuling, une petite ville au bord du Changjiang, aujourd’hui à moitié submergée par les eaux du barrage des Trois-Gorges (y compris le rocher où sont gravés 1500 ans d’enregistrements des hauteurs d’eau,  devenu un site de l’UNESCO). C’était en 1996. Avec son collègue Adam, il était le seul étranger à enseigner dans la ville. La direction de l’école normale leur avait préparé de beaux appartements et prévoyait de construire pour eux un court de tennis, tout en s’inquiétant de leur influence sur les élèves. Au même moment, les professeurs étrangers de l’Institut des langues étrangères de Tianjin habitaient la « villa des experts étrangers » entourée d’un mur, avec sa boutique et son restaurant, et sa conciergerie, où les visiteurs ne pouvaient entrer qu’en s’annonçant à l’avance et en remettant leur carte d’identité; ça a duré jusqu’en 2011. Jusqu’aux années 1990, c’étaient les résidents qui devaient annoncer à l’avance qu’ils partaient se promener.

A l’université du commerce et de l’industrie de Chongqing, les experts étrangers, qui sont une quarantaine, habitent deux immeubles d’appartements, des sortes de suites d’hôtel trois étoiles avec cuisine, très plaisants (voir le paysage au début de l’article) mais trop petits pour recevoir en groupe, et surtout isolés au-dessus du campus, dans une allée privée qui dessert des villas  cossues. Pour visiter un professeur chez lui, un étudiant doit franchir une porte avec barrière et corps de garde, après avoir monté l’équivalent de dix étages depuis les dortoirs.

Depuis le bord du lac au centre du campus, entouré par les grands bâtiments d’enseignement, Lucas désigne la terrasse de son appartement, loin, loin là-haut sur la pente boisée.

Pour compenser un peu cette mise en isolement, l’administration de l’université fait circuler un minibus navette aux heures des cours, et organise régulièrement un shopping en voiture avec chauffeur au Metro, le paradis des bonnes nourritures importées, en principe réservé aux professionnels.

Lucas, Suisse, et René, Canadien, contemplent le rayon des vins français, australiens, espagnols, chiliens. Le choix est vaste et excellent.

Cinq litres à 168 yuans, à 8 yuans par euro, ça met le litre de bonne bière allemande à 4.2 euros. Le vin importé n’est pas beaucoup plus cher qu’en France. Ce n’est que la continuation d’une vielle tradition. A la fin du XIXe siècle, l’intendant d’une expédition de géographes-arpenteurs américains dans la région raconte qu’il avait pu s’approvisionner en bière de Munich.

Du beurre néo-zélandais (2 euros la plaquette de 250 grammes) ou normand (plus cher). Le beurre est encore exotique en Chine, mais ça vient, et ce n’est pas la faute des étrangers.

Pur lait de vache allemand, 3.5% de matière grasse, conditionné pour l’exportation en brique d’un litre (le lait chinois ou mongol ou sibérien est en petits coussins de 240 grammes, vendus à l’unité, pas cher, et par 12 ou 16 dans une caisse en carton). Là aussi, ce sont les habitants de Chongqing qui font le succès des importations, les étrangers n’y suffiraient pas. Ceux qui ont les moyens, non pas de payer (c’est à peine plus cher) mais d’aller chercher les produits dans les profondeurs de Metro.

Pour revenir au sujet principal, toutes les universités ne traitent pas leurs maîtres étrangers comme cela. Beaucoup leur fournissent un appartement « en ville » pas trop loin des portes du campus, et les laissent vivre comme ils veulent.

Donc à quoi ressemble la vie d’un enseignant étranger ? Précisons tout de suite que je ne parle pas des professeurs détachés par l’Education Nationale française, ni des professeurs d’université américains en tournée de conférences. Le waiguozhuanjia a un contrat local, bien plus généreux que celui d’un professeur débutant dans la même université, payé moins de 400 euros par mois et logé dans une chambre d’étudiant (pas une chambrée quand même). Mais il n’y a pas de quoi rester relié aux bienfaits du pays d’origine (en France, cotiser pour la retraite et profiter de la couverture sociale; la Caisse des Français de l’Etranger (CFE), qui est faite pour ça, absorberait entre le tiers et la moitié de la paie d’un contrat correct). Donc celui qui a décidé de faire ça a choisi l’aventure, comme un entr-acte entre les études supérieures et l’entrée dans le moulin des carrières, ou en pariant sur la précarité prospère à long terme.

Image de l’expert étranger en train de festoyer avec ses collègues, avec quelques jolies étudiantes. Ici nous sommes chez Liuyishou, la meilleure maison de huoguo (fondue chinoise du Sichuan), à 500 mètres de l’entrée du campus, de l’autre côté de l’avenue.

Devant le chaudron de bouillon épicé de la fondue, un pot de quelques litres de bière pour la tablée. Celui qui a en charge une dernière année de licence ou une classe de maîtrise, a des étudiants à encadrer, des rédactions de mémoire à suivre, et ne peut pas se permettre trop souvent des lendemains pas clairs; mais celui qui a une classe de première ou de seconde année, avec des séances de méthode audiovisuelle à animer, peut se permettre de faire la fête plus que de temps en temps.

Or faire la fête dans le quartier ne demande pas des ressources fastueuses (ici le Barbecue, un autre institution de la communauté). Chongqing n’est pas Shanghai (ni même Tianjin) avec ses restaurants véritablement français.

Autour de la table, un Suisse et un Américain,

une Marseillaise, un Français. Sur la table, des plats chers de la carte, ce qui met la soirée au prix d’un repas ticket-restaurant en France, plus les boissons mais il faut presque faire effort si on veut boire pour cher. Florence la Marseillaise est amateur d’opéra, et va régulièrement au centre de Chongqing en écouter, pour le prix d’une bonne place de cinéma à Paris, taxi du retour compris. Un professeur de lycée titulaire débutant en France aurait du mal à vivre aussi bien (mais il a l’éternité de la fonction publique devant lui,  un waiguozhuanjia les prochains semestres).

Portrait de la famille qui tient une des boutiques du Barbecue, et quelques uns de ses clients derrière.

Finalement, la vie de l’expert étranger n’est pas si éloignée de celle d’un Chinois moderne qui a choisi de ne pas s’installer trop vite. Il y a une autre espèce d’expert étranger, le jeune retraité Occidental qui a décidé de valoriser son savoir professionnel en l’enseignant dans une institution chinoise pendant quelques années, avec une paie qui assure le train de vie local. Les Américains ont des filières organisées; les Français, apparemment pas, mais je ne sais pas grand-chose.

Il est interdit à l’expert étranger de s’activer à autre chose que l’enseignement pour lequel son institution a obtenu un permis de résidence et une carte d’expert étranger. J’en connais un qui avait eu la mauvaise idée de donner aussi des cours dans une école de langues privée; il n’est plus en Chine. Mais tout ce qui est culturel est ouvert. Voici un exemplaire du flyer de l’évènement musical monté par Lucas: le 29 avril il a ressuscité pour une soirée le groupe suisse des Ouais, c’est même pour être dans le public que je suis à Chongqing ce jour-là. Ca se passe au Jianguo, 坚果,le dur-fruit, La Noix, le seul bistrot musical occidental du lieu recensé par le guide Lonely Planet. C’est de l’autre côté de la ville, à côté de l’université de la province de Chongqing comme le dit le flyer. Aspect éducatif: des dizaines d’étudiants en français de l’université feront la traversée, et pour ceux de première année, ce sera peut-être leur première sortie du soir hors du campus. Trois quarts d’heure en taxi ou en autobus, la ville de Chongqing n’est pas petite.

La guitare est un prêt d’un confrère américain, la batterie celle du Nuts (groupes en live le soir, et DJ après), et le batteur un vrai rocker (une video dès que j’aurai résolu le mystère technique qui m’empêche de l’installer).

Le bar est tenu par un Chinois qui a l’air d’un étudiant sérieux, et un Occidental qui s’est fait la tête de l’emploi.

Clientes occidentales (donc exotiques pour la plus grande partie de ceux qui fréquentent l’endroit).

Les prix des boissons exotiques sont sages. Je me fais servir une Corona pour le dépaysement (12 heures de décalage horaire avec le Mexique).

Dehors, l’artiste se détend avec un de ses fans. Le patron du Nuts, impressionné par l’affluence, veut lui monter une autre soirée.

J’espère que ceux qui se sont reconnus dans ce que je raconte ne vont pas me tomber dessus pour dire que je n’ai rien compris à leur vie ni à leur idéal.

 

Digression. Tout à l’heure j’ai parlé de Peter Hessler au temps où il était expert étranger. Depuis, il s’est installé en Chine comme journaliste en résidence pour les grandes revues, National Geographic et New Yorker.  Il a épousé une Chinoise (rien à voir avec la Chine, elle est journaliste américaine; mais ils peuvent se disputer dans deux langues). Son dernier livre Country Driving, journal de voyages en voiture à travers la Chine, a été traduit en chinois et en français.

Ca vaut la peine de le lire. Rien à voir avec le ton catastrophé  obligatoire dans les journaux français qui pensent bien. Bien plus joyeux et bien plus méchant. C’est peut-être pour ça que la traduction en français a tant tardé.

Même chose pour le livre écrit par Leslie T. Chang, sa femme. Fatiguée de lire des articles bidons sur l’horreur des usines chinoises, elle s’est déguisée en jeune Chinoise qui cherche du travail dans une zone industrielle de la côte, là où les filles de la campagne débutent logées dans un dortoir et commencent leur ascension sociale. Ce n’est pas la misère qu’elles fuient, mais la mère et la candidate belle-mère; c’est la faute à l’école secondaire qui leur a fait découvrir qu’il y a autre chose que la vie au village (je simplifie).

Tous ces livres sont disponibles en numérique (heureusement, sinon j’aurais eu du mal à les lire), sauf en français, bien sûr (la France est un pays où les éditeurs sont sous-développés).

3 commentaires sur “Professeur étranger à Chongqing

  1. J’ai porté pendant un an (1981-1982) la casquette d' »expert étranger » et j’en ai de bons souvenirs. Le fait d’être employé de l’administration chinoise fait qu’on se sent moins touriste.

    J’aime

  2. René est hollandais et c’est celui celui est au barbecue…celui qui était devant le vin, c’est Max, et c’est lui qui est américain. Cela dit, pas besoin de corriger…c’est juste que je savais pas vraiment quoi mettre comme autre commentaire.
    🙂

    J’aime

  3. Sympathique reportage qui me rappelle de bons souvenirs (meme si je n’ai jamais ete prof ni etudiant en Chine).

    J’ai remarque la grande croix sur la poitrine d’une jeune fille sur la photo des caligraphies et dessins artistiques. Cela m’a surpris un peu, j’ai vu de nombreux Chinois afficher discretement leur foi, sous forme de petits bijoux en forme de croix, mais jamais je n’en ai vu porter de croix si grande. Les choses changent tellement vite!

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s