Il y a quelques jours, j’étais avec Justine, professeur de langues. Nous nous voyons une demi-journée par semaine pour une séance de travail, elle pour pratiquer le frnçais, et moi pour le plaisir de parler en français. Depuis qu’elle a fini ses études (maîtrise de français, maîtrise d’anglais à l’université des langues étrangères, diplôme d’un institut de formation des enseignants) elle enseigne dans des écoles privées (ouvertes à tous ceux qui peuvent payer; l’enseignement supérieur public n’est ouvert qu’aux lauréats des concours, ou à ceux qui ont été inscrits par leur unité de travail ou d’éducation, et l’enseignement primaire et secondaire public est réservé à ceux qui sont légalement résidents). Elle travaille le soir et le samedi-dimanche, est payée à l’heure (plutôt bien, les écoles ont du mal à trouver et à retenir les bons enseignants), ce n’est pas l’idéal pour une jeune mère de famille dont le mari travaille aux heures « normales », et quand sa fille aura grandi la vie sera compliquée. Elle aime enseigner. Son projet était de trouver un travail stable dans une université ou un institut public. Elle vient de réussir, et l’après-midi après notre séance de travail, elle sera reçue officiellement et signera son contrat avec un institut de formation des adultes où elle enseignera l’anglais.
Elle a apporté avec elle son dossier individuel. C’est une grosse enveloppe qui contient toute l’histoire de sa vie officielle depuis l’école primaire. Les grands caractères dangan dai signifient archive sac. Il y a dedans des relevés de notes, des originaux de diplômes, des contrats de travail, des attestations d’employeurs et aussi, peut-être, des appréciations du représentant du Parti ou des résumés de condamnations.
Le dossier vu de l’autre côté. Les gros caractères à droite feng tiao fermer ruban signifient « scellé ». Le reste du texte est le nom et l’adresse de l’organisme qui a posé le sceau. C’est le tianjinshi hexiqu gonggong jiuye (rencai) fuwu zhongxin, municipalité de Tianjin, district rivière ouest, service public, emploi (homme de talent = ressources humaines), office, centre. Hexi, c’est le quartier où nous sommes. C’est là que le dossier était déposé. Si j’ai bien compris, Justine a retiré son dossier et a rendez-vous avec un représentant de son nouvel employeur et un agent du service municipal de l’emploi du district où est l’institut pour qui elle va travailler. L’agent du service ouvrira le dossier, et à la fin de l’opération d’embauche, mettra le contrat de travail dedans (ou bien dans une enveloppe neuve de son service), le refermera avec un scellé neuf, et écrira son nom en bas à gauche du côté face . Puis le dossier sera conservé par le service municipal, ou bien par l’institut. L’important, dans l’idée du dossier, c’est que l’intéressé ne soit jamais seul avec le dossier ouvert; il pourrait en retirer quelque chose ou remplacer un vrai document par un faux. Celui qui part travailler ou étudier à l’étranger sans dépendre d’une institution confie son dossier à un service municipal. Pour obtenir une copie d’un document, on s’adresse là où le dossier est conservé.
En France, l’employeur ouvre pour chaque salarié un dossier individuel. C’est même obligatoire, et la loi décrit ce qui doit y être et ce qu’il est interdit d’y mettre. Les conventions collectives et les règlements intérieurs en rajoutent. Le salarié a le droit de le voir mais ne s’y risque généralement pas, c’est une mauvaise manière vis-à-vis de son employeur. Souvenir: ayant de bonnes raison de croire que mon employeur voulait se débarrasser de moi (j’avais raison), j’avais demandé communication de mon dossier, dans les formes pour qu’on ne puisse pas me le refuser. Le directeur des ressources humaines lui-même me l’avait apporté dans un bureau vide et était resté avec moi pendant que je le regardais. J’y avais trouvé une note de la secrétaire du directeur général sur ce que j’avais dit pendant un coup de téléphone pour demander un rendez-vous (ce n’est pas légal), et le dernier entretien d’évaluation avec mon supérieur hiérarchique manquait (c’est contraire à la convention collective). J’avais ensuite fait poser officiellement la question de ces irrégularités par les représentants du personnel (et comme j’ai aussitôt après accepté une offre de pré-retraite, l’histoire n’est pas allée plus loin). Finalement, en France c’est l’individu qui est maître de sa destinée professionnelle. Le dossier reste chez son ancien employeur et le nouvel employeur en ouvre un nouveau. Les employeurs s’échangent des informations mais ce n’est pas légal (il y a même dans les guides du bureaucrate des modèles de lettre pour répondre à une demande de renseignement personnel sans écrire des choses illégales). En Chine le travailleur traîne son passé toute sa vie. C’est le livret ouvrier comme dans Le Tour de la France par deux enfants (1877), en plus moderne et plus complet.
Revenons à la collection de documents nécessaire pour l’embauche. Il y a le carnet d’assurance santé, avec le numéro individuel, le même qui figure sur la carte d’identité et dans des quantités d’endroits, même sur les billets de train nominatifs (pour un étranger, c’est le numéro de passeport). Comme le numéro INSEE français, il contient le lieu et la date de naissance, et un rang d’inscription dans le registre, mais pas le sexe. La photo d’identité a été prise chez un photographe, qui a fourni la veste et la cravate de fille sérieuse. Apparemment, les pages pour inscrire les prestations n’ont pas beaucoup servi.
Voici le carnet de cotisation à l’assurance vieillesse des travailleurs. On y inscrit les cotisations mois par mois. C’est un document à valeur nationale. En bas à gauche « République populaire de Chine », en bas à droite « Supervision du ministère du travail ». Heureusement qu’en France les droits à la retraite ne dépendent pas de leur enregistrement par l’intéressé. Quand ma future retraite a été calculée, l’ordinateur de la caisse nationale d’assurance vieillesse avait retrouvé des mois d’emploi et de cotisation dont je n’avais aucun souvenir. On n’a besoin de traces personnelles (par exemple des bulletins de paye pour prouver qu’on a cotisé) que quand les mécaniques collectives sont défaillantes.
jiuye shiye dengjizheng ; travail, chômage, carte. Je n’ai pas compris ce qui est enregistré dessus. D’ailleurs il n’y avait rien d’écrit.
Je me suis fait expliquer pourquoi tant de choses dépendent d’un document individuel. Même l’état-civil est ainsi décentralisé. Chaque citoyen possède un acte de naissance original qu’il doit conserver ou confier à une autorité. La preuve du mariage et du divorce est dans le petit livre rouge (pour le mariage) ou bleu (pour le divorce) donné par le bureau des mariage à chacun des époux. Pour obtenir un document légal à mettre dans un dossier (une demande de visa par exemple), il faut se rendre dans un bureau de « notariat public » avec les originaux. Là un agent examine les documents, fait des vérifications s’il le juge bon, et rédige un certificat disant qu’il a la preuve de ce qu’il affirme.
Voici la pochette plastique où le bureau met les documents qu’il fabrique. Les trois derniers caractères gong zheng chu « public certificat endroit ». On peut obtenir des certificats en langue étrangère, au moins l’anglais et le français. Tout cela est payant et plus ou moins long. Le notariat public n’est compétent que pour ce qui s’est passé dans sa circonscription. Si j’apporte à Tianjin un livret de mariage de Canton, on ne pourra rien pour moi. La copie d’acte de naissance demandée à la mairie du lieu de naissance aussi souvent qu’on en a besoin, avec ses « mentions marginales » de mariage, divorce, et finalement décès, n’existe pas, parce qu’il n’y a pas l’équivalent du registre d’état-civil (aussi bien, jusqu’en 1950, c’étaient les grandes familles qui tenaient l’équivalent de l’état-civil). Celui qui a perdu ses originaux est dans une situation difficile. Celui qui s’est emparé du dossier personnel de quelqu’un lui a volé toute son identité. Tous les ans on entend parler d’étudiants qui découvrent que quelqu’un d’autre s’est inscrit avec ses diplômes et ses résultats de concours.
Dans les documents indispensables pour une embauche, voici le plus important. Jumin hukou bu. résident famille carnet. (le caractère kou, la bouche, est le symbole de l’habitant, une bouche à nourrir). Chaque carnet correspond à une habitation logeant une famille, et ceux qui y sont inscrits sont résidents de l’endroit où est cette habitation. Ainsi mon épouse est inscrite sur le hukou de l’appartement de son père, avec le titre de « première fille » (elle a eu un autre hukou en se mariant, mais en divorçant elle a choisi de « retourner chez ses parents »). Elle habite tout près mais pas là. (je ne suis pas sur le hukou, légalement je suis un membre de la famille en visite, aussi bien seuls les citoyens chinois peuvent être résidents.) Tout le monde est sur un hukou quelque part, sauf les enfants nés hors mariage. Là où on est résident, on a le droit d’envoyer ses enfants à l’école publique, de bénéficier de secours publics s’il y en a, de travailler, d’acheter les denrées rationnées (c’est périmé mais ça peut revenir) et d’être en général tranquille. Dans le cas d’un employé du secteur officiel, un résident ne cause aucun souci à son employeur. Si le nouvel embauché est d’ailleurs, l’employeur l’aidera à obtenir un changement de résidence; celui qui travaille ailleurs que dans son lieu de résidence ne peut être que travailleur précaire. C’est le cas des ouvriers de chantier en ville, qui sont presque tous résidents d’un village à la campagne. Faire venir leur famille est une mauvaise idée: les enfants n’ont pas accès à l’école. Mais ils n’ont pas nécessairement envie de devenir résidents citadins. Ils sont en quelque sorte copropriétaires des terres collectives de leur village. Mais je n’en sais pas assez. Les discussions au sujet des façons de vivre en France, par exemple vivre ensemble sans être marié, avoir des enfants sans se marier avant, laissent perplexes. Les Chinois savent que ça existe (même le nouveau président de la France vit comme ça; les deux précédents étaient plus faciles à comprendre) mais ne sont pas sûrs que ce soit une bonne idée.
Une digression pour finir: ce qui me réjouit chaque fois que j’ai entre les mains un document officiel chinois, c’est la belle image ronde qui l’orne. Sous la grande étoile au-dessus des quatre petites étoiles, on reconnaît la Porte de la Paix Céleste, Tian an men, qui marque la limite entre le palais de l’empereur et la ville de ses sujets. Du haut de la galerie de la porte, on a proclamé pendant cinq siècles la parution des décrets impériaux. C’est de là que Mao a annoncé le commencement de l’ère de la République Populaire. Est-ce qu’on imagine la colonnade du Louvre des rois de France ou la façade de Versailles comme symbole de la 5e république ?
La prochaine fois nos parlerons d’autre chose. Du Musée des Trois Gorges de Chongqing, par exemple.
Je pense que c’est vous que j’ai entendu ce matin à France Inter, à propos de la loi sur l’assistance aux vieux parents
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Bonjour,
J’ai découvert votre blog via le profil que vous avez créé sur le site amazon. Je profite de cette occasion de contact pour vous remercier pour la qualité de vos critiques. Il n’est, à ma connaissance, malheureusement pas possible de « suivre » les commentaires d’un lecteur amazon comme on suit les « tweets » des uns et des autres, et c’est bien dommage! Votre site éveille également ma curiosité. Continuez à partager vos avis littéraires et vos humeurs vagabondes à la foule d’anonymes que nous sommes! Merci!
Julia
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