Cet après-midi, comme très souvent, j’ai eu le plaisir de discuter en français avec quelqu’un qui me rencontre pour le plaisir de discuter en français, et de parler de sujets qui nous intéressent, aussi. Justine est jeune professeur de français, et diplômée de l’Institut des langues étrangères de Tianjin (depuis peu Université des langues étrangères). Elle me demande de discerner entre les mots qu’elle rencontre dans les livres français qu’elle lit. Par exemple entre la sympathie et la compassion, la différence et la dissemblance. Et cet après-midi entre la maîtresse et la concubine. Le dictionnaire chinois lui donne le même mot qingfu, sentiment épouse. J’aurais tendance à proposer favorite, mais le mot ne dit plus rien à personne depuis l’Ancien Régime. Mais pourquoi se pose-t-elle cette question ? Parce qu’elle est en train de lire un livre, « L’esprit du peuple chinois« , écrit en français par Kouo Houngming, lettré confucéen qui s’était transporté à la fin du XIXe siècle en Europe, avait appris l’anglais, l’allemand et le français pour étudier sérieusement la civilisation des Barbares d’au-delà de la mer, puis avait entrepris d’expliquer la civilisation chinoise aux Européens. Le livre a été édité en 1915. Dans le premier chapitre « La femme chinoise », il expose la supériorité de la concubine chinoise, choisie par l’épouse pour la suppléer auprès de son mari et admise dans le foyer conjugal, à la maîtresse européenne que l’époux essaie de dissimuler à son épouse et pour qui il devra éventuellement engager les frais d’un second foyer. (Jusqu’en 1950 et la loi sur la famille de Mao Zedong, la concubine était reconnue par l’état-civil et ses enfants étaient les descendants légitimes du mari et de son épouse; c’était même le motif le plus honorable pour justifier la présence d’une concubine dans une famille). J’essaie d’illustrer la situation par l’exemple de notre président Mitterrand qui eut une épouse et une maîtresse et fut finalement enterré par les deux, entourées de ses enfants. Et notre actuel président ? C’est un autre problème; il a vécu en union libre puis s’est séparé de la mère de ses enfants pour s’unir avec une nouvelle compagne; et s’ils en ont besoin, ils demanderont à la municipalité de Paris un certificat de concubinage (mais sa compagne n’est pas sa concubine au sens chinois). Nouvelle difficulté de compréhension: en Chine aujourd’hui vivre ensemble sans être mariés est très compliqué, les enfants sont privés de résidence là où ils sont nés, et plus tard d’école et de lycée. Sans parler du manque de mots pour traduire la phrase qui précède.
(L’esprit du peuple chinois vient d’être réédité en livre de poche, éditions de l’Aube, ISBN 978-2815901963 _ l’ISBN est une suite de 13 chiffres qui permet au libraire de trouver le livre sans risque d’erreur _, et il est sur Internet. Justine l’a lu après l’avoir imprimé, et moi sur ma liseuse.)
Justine avait entrepris de lire des romans français, et un de ses professeurs de maîtrise lui avait passé Abraham de Brooklyn de Didier Decoin et C’était le Pérou de Patrick Cauvin, des romans qu’il avait lui-même lus quand il était étudiant en France autour de 1980. Elle s’était découragée: non pas que ce soit du français trop difficile, mais pour quelqu’un qui n’a pas vécu en Occident, les situations et les personnages sont impossibles à comprendre, l’auteur croit que son lecteur sait déjà tout. Je lui avais dit qu’il existe des romans écrits en français par des Chinois. En attendant d’en faire venir, je lui avais passé le fichier de L’esprit du peuple chinois pour qu’elle aie une idée: quelqu’un qui emploie une langue étrangère pour parler de ce qui lui est familier (Là, j’ai commis une erreur de jugement: la société confucéenne patriarcale d’il y a 100 ans est exotique pour une jeune mariée chinoise éduquée dans le matriarcat d’aujourd’hui.)
Pour faire venir les livres, j’ai dévoué une de mes soeurs au mois de septembre. J’ai commandé sur Internet depuis la Chine, elle a reçu le colis en France et a alourdi son bagage de quelques kilos. Justine a servi d’interprète de notre promenade à la campagne.
J’avais choisi des livres que j’ai lus, et qui ont quelque renommée. Voici l’état actuel du premier qu’elle a fini de lire. A l’intérieur, il est rempli d’annotations. Le Dit de Tianyi a eu le prix Femina 1998. François Cheng, pour ceux qui n’en auraient pas entendu parler, est à l’Académie française depuis 2002, et il est le père de la redoutable Anne Cheng, professeur au Collège de France depuis 2008, qui se consacre à la tâche de faire savoir que les Chinois pensent, exactement comme les Occidentaux, et que leur travail intellectuel n’est pas une espèce exotique. (La pensée chinoise aujourd’hui, Folio, 2007, 978-2070336500). L’histoire raconte l’aventure d’un artiste chinois qui part à Paris, depuis son enfance dans la Chine du début du 20e siècle. (Livre de poche .978-2253151012).
La joueuse de go, c’est le roman à succès de Shan Sa, enfant prodige en Chine, arrivée en France à 18 ans, l’histoire d’une fille qui joue au jeu de Go avec un soldat japonais au temps de la Mandchourie japonaise (entre 1930 et 1945). Je l’ai lu il y a longtemps et j’ai le souvenir d’une histoire très savamment racontée, avec des mots simples. Depuis, j’ai pu voir et entendre Shan Sa qui est venue à Tianjin parler en français aux étudiants chinois. Son français parlé est bien plus éloigné du français ordinaire que sa la langue écrite, non pas qu’elle parle mal, mais j’ai la même impression en l’entendant qu’en discutant avec un professeur de l’institut des langues étrangères. (Gallimard 978-2070305070)
(l’image est empruntée à Amazon, d’où l’invitation à ouvrir le livre) Lettre à une jeune fille qui voudrait partir en Chine, Picquier 978-2877307116. Jacques Pimpaneau est un très vieux professeur, qui s’est amusé à réunir quelques dizaines de poèmes de l’époque Tang (Charlemagne en Occident), aussi importants en Chine que Le corbeau et le renard ou Mignonne allons voir si la rose, ou Le Lac de Lamartine en France, que les petits enfants savent réciter avant de comprendre (c’est du chinois classique), avec le texte en caractères, le mot-à-mot, l’explication, et des quantités de traductions anciennes et récentes (dont celles de François Cheng). Je l’avais acheté quand j’avais essayé d’apprendre le chinois à Jussieu, et depuis j’en ai donné plusieurs exemplaires ici, plus ceux qui ont été dupliqués. Ca ne sert à rien pour apprendre le chinois mais on est moins inculte quand on l’a étudié. Je n’ai pas encore l’avis de Justine.
Le Voyage en Chine : anthologie des voyageurs occidentaux du Moyen Age à la chute de l’empire. Ninette Boothroyd, Muriel Détrie. Bouquins Robert Laffont 978-2221064313. Ce n’est pas un roman, même si c’est pour une bonne part une oeuvre d’imagination, et ce sont des étrangers qui parlent de la Chine en langue étrangère, mais je ne quitte pas mon propos (les livres sont dans l’ordre que le vendeur leur a donné sur son bon de livraison, il n’y a pas de signification). C’est un livre que j’essaie de faire lire à tout le monde. Comme il est trop cher pour les budgets chinois (un livre en Chine coûte 5 ou 10 fois moins cher qu’en France), je finirai par en faire une édition numérique pirate. Il y a dedans Claudel, le Père Huc, Marco Polo, le botaniste anglais importateur de la pivoine, des trafiquants d’opium, des missionnaires, des militaires, des touristes, des ambassadeurs. Je ne sais pas encore ce que Justine en pensera. J’ai l’avis de Neige de Nanjing « Ca m’oblige à regarder le passé de mon pays auquel je ne connais rien » (cité de mémoire).
Sagesse millénaire en quelques caractères. Proverbes et maximes chinois. François Cheng , éditions You Feng 978-2842790066. You Feng est un libraire-éditeur de Paris qui sort des livres impossibles, comme les éditions multilingues (caractères antiques, chinois classique, chinois moderne, français) des ouvrages classiques, et aussi le plan du métro parisien en chinois. Rue Monsieur-le-Prince près de la Sorbonne et rue Baudricourt dans le 13e arrondissement. L’ennui c’est que je ne peux pas parler du livre, je l’avais choisi pour le regarder d’abord et je n’ai pas eu le temps.
L’éternité n’est pas de trop. François Cheng. Livre de poche 978-2253154587. Ca se passe à une époque pas très déterminée, le héros est un musicien qui devient étudiant taoïste puis devin, croise des pères jésuites (on doit être à l’époque des Quing, Louis XV en France), et vit pour l’amour d’une grande dame qu’il finira par rejoindre. Là c’est moi qui ai été égaré par l’histoire quand j’ai essayé de le lire, parce que je n’en sais pas assez sur ce que François Cheng connait très bien. Je n’ai pas encore l’opinion de la lectrice.
Dai Sijie, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, Folio, 978-2070416806. Celui-ci est évident. Gros succès, traduit aussi en chinois, le film qui a appris au Français que « Je t’aime » se dit « Wo ai ni », et je viens d’apprendre qu’on l’étudie dans les lycées en France et qu’on peut acheter un autre livre pour l’expliquer. Et le héros de l’histoire, étudiant envoyé à la campagne pour son éducation maoïste, transforme sa bien-aimée de petite paysanne en grande fille ambitieuse en lui lisant Balzac et Kipling en traduction. Ca se passe dans les années 1968 et donc les gens du livre ont mon âge, j’aimerais savoir ce que des gens plus jeunes pensent des histoires de ce temps-là (il y a aussi Gao Xingjian, mais ses gros livres m’intimident). Je n’ai pas trouvé le film en Chine. Il continue au-delà du roman, et le héros (qui n’a pas épousé la fille du tailleur, elle est partie à Shenzen pour réussir) revient au village. Il a pris l’avion pour y aller, et le village a la télévision par satellite.
Dai Sijie, Le complexe de Di, Folio 978-2070309214. Cette fois, c’est un Chinois qui est allé apprendre la psychanalyse en France et retourne au pays. Mais qui a besoin d’un psychanalyste ? Est-ce une sorte de devin autrement que taoïste ? L’affaire s’envole dans le délire quand le héros doit soigner un homme de pouvoir, le nommé Di, qui veut profiter de sa magie. On se retrouve dans une Chine qui ressemble assez bien à ce que j’ai lu de Mo Yan. Dans le monde réel, le héros existe, il a le même âge, c’est Huo Datong, formé en France et retourné à Chengdu. Il a écrit un livre en français avec Dorian Malovic, journaliste à La Croix.
La Chine sur le divan, Huo Datong, Dorian Malovic, Plon 978-2259207904. Mais là on sort de la fiction. Ce n’est pas un livre facile à lire.
Je ne sais pas encore si lire en langue étrangère (avec des mots qu’on a appris) des livres écrits par des gens dont on devrait comprendre la pensée (parce qu’on vit dans le même monde), ça sert à quelque chose. Par contre, lire dans ma langue ce que raconte sur mon pays un étranger, c’est une bonne démonstration de la distance entre les pensées. Le dernier chapitre de L’esprit du peuple chinois, après la femme, la langue, les lettres, traite de la démocratie en Occident et s’intitule « L’adoration de la plèbe« . Kouo Hongming explique que, dans les pays d’Occident, ceux qui dirigent le peuple lui obéissent et le conduisent donc donc vers les catastrophes que veut le peuple, sans avoir le droit d’agir pour les arrêter. Il avait quelques raisons de le croire en 1915, quand les socialistes dans chaque pays avaient rejoint l’Union sacrée et se battaient en tête (le sens du mot « socialisme » a beaucoup évolué en cent ans, de Jean Jaurès à François Hollande, encore une chose difficile à expliquer à quelqu’un qui essaie de comprendre). C’est, écrite autrement la formule de Hu Jintao, « la démocratie est une impasse ». Mais les dirigeants ont-ils eux-mêmes la religion des Devoirs du Citoyen que l’auteur attribue au peuple chinois ?
Tout au plaisir de parler des livres, je n’ai plus le temps de parler du mémoire de maîtrise d’Alain, étudiant à l’institut des langues étrangères, écrit en français sous le titre « Les études sur la compensation de la traduction face à la différence des contextes culturels« . Comment introduire dans la traduction ce dont le lecteur a besoin pour comprendre, sans trop épaissir le résultat. J’écrirai une autre fois. J’ai le plaisir d’être cité dans les remerciements, pour avoir lu le texte presque fini, afin de repérer les énormités que l’auteur ne peut pas voir. Il y en avait une: quand il n’y a pas moyen de traduire une idée faute de mot dans la langue de destination, on peut tout simplement transférer le mot. Un exemple: le gongfu. Un mot passé dans le français que je ne connais pas. J’interroge mon dictionnaire de pinyin, qui me répond, effort, habileté. C’est le kung fu (prononciation du sud passée en français). Comme je ne connais rien aux arts martiaux, je ne vais pas proposer de mots français pour expliquer.
J’oubliais: je pars en France demain, et je ne serai pas là au moment du passage dans l’année du Serpent.Une réunion de la famille de mon côté. Je suis un peu triste et ma chère épouse aussi, elle travaille et ne peut pas me suivre. Je reviendrai.