Je devais écrire un autre article sur Chongqing, mais ça attendra. Il a fait beau, je me suis promené. Lundi, mardi, mercredi c’étaient les vacances pour tout le monde ou presque et j’ai fait pour la première fois le tour en bateau-mouche sur la rivière.
Et j’ai lu « Virtual History », un livre collectif d’historiens britanniques et américains qui racontent ce qui serait arrivé si … . Si le roi Charles 1er (celui qui est décapité en 1649 dans 20 ans après d’Alexandre Dumas) n’avait pas été aussi peu décidé à gagner, il n’y aurait pas eu de Cromwell ni de révolution en Angleterre. Si les 13 colonies américaines n’avaient pas déclaré leur indépendance en 1776 (ou si Washington et Lafayette avaient échoué), Lincoln aurait été Gouverneur Général et il n’y aurait pas eu de Guerre de Sécession quand la Couronne aurait finalement aboli l’esclavage. Pas de chapitre pour raconter la grande réforme de la France par le roi Louis XVI qui profite des Etats Généraux pour supprimer les privilèges de la noblesse et rétablir les finances du Royaume en nationalisant les biens de l’Eglise, le livre est centré sur le monde anglo-saxon, mais vous voyez le propos.
J’aurais aimé trouver le même ouvrage sur la Chine. Si l’empereur Qianlong avait bien reçu l’ambassadeur Macartney en 1793 au lieu de lui dire « En Chine nous avons tout. » , l’empire chinois aurait commencé à se moderniser 70 ans avant le Japon, les aventures du prince héritier paraîtraient dans Voici (et le chinois serait la première langue internationale, il y a de bonnes chances). Le Président Mao avait son avis sur les présents possibles : « Si les Japonais n’avaient pas eu l’idée de coloniser la Chine en 1930, je ne serais pas président. »
Le dernier chapitre, « 1989 sans Gorbatchev », explique très sérieusement que l’effondrement du communisme n’était pas fatal. Si, au lieu du Gorbatchev de la perestroïka applaudie par l’Occident, il y avait eu un autre Brejnev, sûr de sa cause et de la nécessité de maintenir l’Union soviétique contre la puissance impérialiste américaine, les chars auraient de nouveau roulé dans les rues de Prague et de Leipzig, il y aurait eu quelques martyrs, et les Deux Blocs pour encore une génération. Le Monde Libre existerait encore comme une espérance (et les capitalistes auraient été maintenus dans le devoir par la crainte du communisme au lieu de se lancer à l’attaque de la protection sociale comme le fait l’Europe en ce moment, mais c’est moi qui extrapole).
Il y a dix jours le monde a célébré (dans la discrétion, je n’ai pas vu grand-chose à la une des journaux), le 24e anniversaire du 4 Juin. Un autre évènement qui aurait pu ne pas avoir lieu.
L’image parue dans Weibo est restée plusieurs heures en ligne; il parait que c’est sa multiplication qui a alerté les surveillants de l’internet chinois. Ils avaient identifié le Canard de Hongkong et n’y voyaient rien de mal.
(image empruntée à Courrier International)
On peut imaginer qu’il ne se soit rien passé. Après les semaines de manifestations, les étudiants seraient rentrés dans leurs universités et les citoyens ordinaires à leurs occupations. Le vieux Deng Xiaoping n’aurait pas dit « Heureusement que nous les vieux nous étions là pour décider », il aurait dit « Heureusement que j’étais là pour expliquer aux vieux qui n’avaient rien compris. » Et le Parti n’aurait pas le gros souci de démontrer qu’il ne s’est rien passé. A écouter, le témoignage de Renaud de Spens, qui se lève tôt pour voir ce qui parait avant que ce soit effacé. D’autant plus que ça ne marche plus. Tous ceux à qui j’en parle savent (ce n’était pas le cas il y a 5 ans).
(image de Tardi empruntée au Cri du Peuple)
Aussi bien, le Parti ne fait pas le bon raisonnement. Il suffit de demander à un étudiant français ce qui s’est passé le 28 mai 1871 (ou le 18 mars). A l’époque, après la fin des massacres et des incendies, procès à grand spectacle, et construction du Sacré-Coeur de Montmartre pour célébrer les vainqueurs de la Commune. En France tout le monde (sauf ceux qui y tiennent) a oublié. Je ne suis même pas sûr qu’on l’enseigne encore au lycée. Pourtant c’est la vraie fondation de la république en France, et depuis, à part l’une ou l’autre péripétie, ce sont les électeurs qui décident, pas une minorité de citoyens armés. Même si on pense que leurs rêves étaient plus beaux que la médiocrité qui a régné ensuite. En attendant, ils sont morts, et bien plus nombreux que ceux du 4 juin.
photo prise à Guwenhuajie, rue de l’Ancienne Culture, le 12 juin, jour férié.
Il y a une autre question. Est-ce que les conséquences politiques auraient suivi ? Est-ce que la démocratie se serait installée à la place du système crispé où rien de ce qui bouge ne doit être visible du dehors. Là-dessus, il y a l’avis rapporté par Jean Louis Rocca dans son livre Une sociologie de la Chine (2010) : « En définitive, le régime des réformes est le seul à avoir réussi ce que beaucoup ont tenté : faire des Chinois prospères et une Chine puissante. Et on lui en sait gré. A telle enseigne que même des vétérans des mouvements démocratiques confient parfois avec amertume que, finalement, si le mouvement de Tiananmen avait réussi, on n’en serait pas là, mais sans doute à la place de la Russie. » Personnellement je n’y crois pas du tout. L’encadrement social ici est très fort et bien accepté. Le monde aurait continué de tourner, avec des arrangements.
Il y a un autre point de vue, celui de quelqu’un dont je ne vais pas écrire le nom, parce que cette page risquerait de ne plus s’afficher en Chine. Il est en prison en ce moment, pour avoir écrit que dans son pays on vit dans le mensonge. Son avis : « Le système démocratique produit par le processus de modernisation — la règle de la majorité — est effectivement un jeu de sécularisation centré sur les échanges d’intérêts, et même sur la généralisation de la médiocrité. Mais, premièrement, les échanges d’intérêts doivent suivre des règles claires, des règles d’échange justes, garanties par la loi à l’extérieur et par la conscience à l’intérieur. Or, en Chine, l’intérêt a remplacé la loi et la conscience pour devenir le seul pilier du système de gouvernement par les hommes, du règne de l’impudeur et du manque de respect pour les lois. Deuxièmement, la valeur fondamentale qui soutient le système démocratique — la liberté — est une qualité noble innée qui transcende la mesquinerie. Sans un système de valeurs qui accorde la priorité à la liberté, la démocratie non seulement peut aboutir à élire des tyrans comme Hitler, ou à la dictature d’un homme ou d’un parti au nom du peuple, mais elle peut aussi aboutir à l’absorption des qualités de noblesse, de dignité et de beauté par la médiocrité de la majorité anonyme. » (La philosophie du porc, article de septembre 2000). Si la démocratie, ou un début, s’était installé en 1989, il aurait écrit à peu près la même chose, mais on ne l’aurait pas persécuté pour ça.
Les citoyens ordinaires comme mon épouse (pas moi, puisque je suis un étranger en visite) ne s’expriment pas de cette façon. Pourtant ils aimeraient bien avoir la moindre assurance sur ce qui va leur arriver. Un exemple: tout près de chez nous, on a ouvert le chantier de la station de métro de la ligne 5. Pour cela on vient de démolir deux immeubles de la résidence à côté de la nôtre, et deux aussi de l’autre côté du carrefour. Les résidents se croyaient tranquilles. Les façades avaient été ravalées et redécorées en 2008, en l’honneur des Jeux Olympiques. Ce n’est même pas pour laisser la place à la station, qui sera sous le milieu de l’avenue; c’est pour tracer plus facilement la rue provisoire qui contourne le chantier. Quand ce sera fini, on pourra reconstruire autre chose à la place, et c’est probablement le but de la manoeuvre. Les propriétaires ont été indemnisés, à la valeur modeste de leur vieil appartement des années 1980, sûrement pas de quoi acheter quelque chose de moderne dans le même quartier. Nous (l’appartement de mon épouse) y avons échappé pour l’instant, et comme fonctionnaire elle saura faire défendre ses droits. On vit ici dans quelque chose qui est complètement oublié en France: l’insécurité générale. N’importe quoi peut arriver, à la fantaisie de ceux qui prétendent représenter l’intérêt général (le Parti, donc). S’ils avaient des comptes à rendre à d’autres que leurs chefs et leurs confrères (à des électeurs, à des juges qui ne sont pas des confrères), leur vie serait moins tranquille. C’est ça aussi que la répression a évité.
Le chantier du carrefour avec une sortie du métro (ligne 1, ouverte en 2006). L’immeuble bas couleur ocre est un hôtel, qui était caché par la barre d’immeubles à peine plus hauts (5 étages) qui a été rasée. Le photographe est devant l’entrée de l’autre résidence abattue.
Quand même, je suis sûr que la prospérité est en train de libérer tout doucement la société. Je vois des femmes voilées dans la rue, de plus en plus (j’affirme: je suis attentif à ça, j’ai vu pour la première fois des voiles à Xi’an il y a cinq ans, et maintenant il y en a à Tianjin). Aussi bien, la jeune femme en tenue d’été est la fille ou la belle-fille, et on admirera la voiture d’enfants high-tech. Photo prise à l’entrée de la rue de l’Ancienne Culture mercredi 12.
Un autre signe qui vaut ce qu’il vaut: il y a de plus en plus de blondes (les filles russes ont les cheveux moins raides et d’une couleur plus naturelle, c’est bien une Chinoise), signe qu’on a le temps et les moyens de se faire blondir. Il y a aussi de plus en plus de chiens, des petits et des gros. En 2006, les grandes municipalités avaient lancé à la demande de l’Etat un programme de permis obligatoires à des prix délirants (5000 yuans à Pékin, plus d’un mois d’un salaire correct). Tout ça a été réduit, faute de pouvoir punir tout le monde.
En me relisant, je m’aperçois que cet article est un rien incohérent. Tant pis, c’est écrit. Et puis ça m’agaçait tellement de lire dans les journaux qui pensent bien (Le Monde, par exemple), des articles où les journalistes sont obligés de n’annoncer que des mauvaises nouvelles sur la Chine, tirées de la réalité (ça ne manque pas, il suffit de lire les journaux chinois pour en faire provision) ou carrément construites (pour en avoir un exemplaire, lire l’article, déguisé en post de blog, du Monde sur le « reportage »video au Tibet que l’ambassade de Chine en France a essayé de faire interdire de diffusion, comme si on était encore au temps de Les Chinois à Paris, film de Jean Yanne qui inquiétait l’ambassadeur de Mao; regarder la video, oeuvre d’imagination à partir d’images touristiques, et lire les commentaires, encore plus délirants que le texte.) Une exception quand même: le blog des correspondants du Monde en Chine, qui prétend ne parler que de Weibo et du reste d’internet, et qui va bien plus loin. Lire leur analyse du Rêve chinois de Xi Jinping, qui a pris la succession de la Société harmonieuse de Hu Jintao. Le clip de propagande, à regarder, est le pain quotidien des interludes de la télévision centrale.
quel plaisir de vous lire!!!!! merci pour nous permettre un regard sur cette chine qui va sûrement jouer un grand rôle dans l’avenir. j’espère que votre santé est bonne, à bientôt .
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Si l’amiral Zheng He avait conquis l’Afrique …
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Je pense, moi aussi, que la prospérité a pour corollaire un foisonnement de libertés individuelles.
La démocratie devient donc possible.
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Mes excuses aux commentateurs que j’ai laissé languir cinq jours avant d’approuver leur contribution. Mais il faut bien filtrer, les publicitaires n’ont pas renoncé.
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