Moi aussi j’ai vu passer l’affaire Charlie Hebdo, et je n’ai pas tout de suite compris quelle importance elle avait en France. Mercredi soir, alors qu’on ne parlait déjà que de ça dans les journaux en ligne (midi à Paris, c’est sept heures du soir à Tianjin), je m’occupais d’acheter un billet de train pour Pékin jeudi matin, pour arriver au service des Français de l’ambassade à une heure raisonnable, qui laisse du temps avant midi. J’allais renouveler mon passeport, celui que j’avais fait faire en juin 2005 pour mon permis de résidence en Chine. Le temps passe.
Quand j’arrive devant l’ambassade (métro Liangmaqiao, sortie nord-est, une heure un quart de métro depuis la gare sud), je vois les drapeaux en berne, sans comprendre qu’il s’est passé quelque chose (j’ai pris la photo en ressortant). Sur la banquette du vestibule, il y a deux pancartes JE SUIS CHARLIE et
wo shi cha li, je suis examiner science (chali est la transcription phonétique normalisée de Charles). Bizarre et incompréhensible dans cet endroit, avec des plantes vertes et des maquettes-jouets d’Airbus 380 et d’hélicoptère. La préposée aux passeports me reçoit gentiment, derrière son bureau truqué avec appareil photo, luminaire, et boîte pour enregistrer les empreintes digitales, en plus du terminal d’ordinateur, du scanner et de l’imprimante qui sont maintenant les outils du bureaucrate. Les nouveaux passeports durent quinze ans, j’aurai le mien dans un mois si tout se passe bien, à retirer en personne parce qu’il faut vérifier que les empreintes digitales enregistrées dans le document sont semblables à celles de celui qui vient le chercher. Je crois que je n’aurai plus l’occasion de revenir ensuite, sauf peut-être pour demander un certificat de vie si la caisse de retraite veut vérifier de nouveau que j’existe encore (c’était arrivé en avril 2014, une urgence parce que la première chose que fait la caisse de retraite, c’est d’arrêter le versement de la pension).
J’ai le temps de passer au centre culturel français et à la librairie. Sur le chemin, je prends quelques photos pour ma collection
zhongguo meng, centrale nation rêve, le Rêve Chinois, les belles images édifiantes qui couvrent les palissades de chantier et les arrêts d’autobus, et remplacent les images folkloriques sur les panneaux libres du métro.
A midi, je suis en train de manger un sandwich dans le nouveau hall du Centre culturel français (baguette et fromage de chèvre, aussi cher qu’un vrai repas dans un restaurant chinois correct, mais ça ressemble vraiment à ce qu’on mange en France). Et brusquement une petite foule se forme: les élèves de l’Alliance française et celles qui lisaient à la bibliothèque. Le directeur de l’Institut français parle d’un air très ému. C’est là que je comprends ce qui s’est passé.
Les grands écrans au-dessus du bar affichent la même pancarte.
Un grand album et quelques oeuvres de Wolinski sont sur le présentoir de la bibliothèque.
Je discute avec une des bibliothécaires qui apporte le livre de Cabu (paru en 2000), apparemment venu de l’ambassade, ou sorti des réserves, je crois que je l’aurais repéré s’il avait été dans les rayons à mes précédentes visites. Le livre a aussi été édité en Chine. Nous parlons de Houellebecq, et de son nouveau livre « Soumission » qui parle d’islam politique. Elle pense que l’auteur sait qu’il risque sa vie en le publiant et qu’il a fait exprès parce qu’il est très malade. « Je l’ai vu mercredi soir sur France2, on aurait cru un mort-vivant. » Je lui dis que les professeurs de français des universités chinoises devraient faire lire Houellebecq plutôt que Simone de Beauvoir. Leurs étudiantes auraient une idée plus actuelle de la France (Danielle Sallenave était venue ici en 2008 présenter sa biographie « Castor de guerre » et avait fait le plein, je n’avais même pas pu entrer dans l’auditorium). La bibliothécaire qui est en Chine depuis très longtemps se félicite de ne pas être en France. Ici on est à l’abri du danger (je suis d’accord, hélas; à chaque visite en France je me suis fait insulter dans la rue à Paris parce que j’étais en compagnie d’une Chinoise; la loi française interdit de préciser qui nous insultait).
L’près-midi, avant de rentrer à la maison, je vais comme prévu voir le Beitang, l’église du Nord, une des trois églises catholiques de la vieille ville de Pékin, à l’ouest de la Cité interdite. En 1900 c’était la cathédrale, toute neuve, reconstruite en 1890, en style gothique avec des colonnes de fonte, orientée sud-nord comme un temple taoïste avec le sanctuaire dans l’axe, des pavillons latéraux, un enclos et un portail où mène une avenue.
Du 14 juin au 16 aout 1900, elle avait été assiégée par les insurgés Boxers. 3900 membres de la communauté catholique s’y étaient réfugiés, défendus par 40 soldats d’infanterie coloniale, sous la direction de Monseigneur Favier, vicaire apostolique. 400 furent enterrés dans le jardin, morts de maladie et de faim, ou tués par des explosions. Ils furent libérés par des soldats japonais du corps expéditionnaire venu au secours du quartier des Légations (voir le film « Les 55 jours de Pékin »). Pendant deux mois, ils avaient été complètement isolés des Occidentaux des Légations, à l’est de la Cité interdite, eux-mêmes sans nouvelles des secours sauf quelques courriers clandestins.
En pensant aux moyens de communiquer d’aujourd’hui, il me vient une pensée impie: Le massacre de Charlie s’est passé vers 6h du soir, heure de Pékin, alors que l’ambassade se vidait de son personnel ordinaire. Le temps que les ministères décident de faire quelque chose à l’étranger, il avait fallu rappeler des fonctionnaires à leur poste, recevoir le matériel de propagande, et organiser la manifestation de midi au Centre culturel (5h du matin en France). L’évènement a donc été exploité dès le premier jour.
Quand j’arrive à la gare, les journaux sont exposés. Tous ceux qui s’intéressent aux affaires de l’étranger ont la même photo en première page: un blessé évacué, la photo diffusée par l’agence Xinhua. Le soir,
Je ne vois rien à la télévision le soir, mais mon épouse me montre la page du site sina.com qui essaie d’expliquer de quoi il s’agit. Personne en Chine ne connaît Charlie, et ce genre de publication n’existe pas. Une des couvertures présentées: Il y a aussi des exemples de la presse européenne.
Le vendredi midi, je déjeune avec une amie, professeur de français et d’anglais dans un lycée technique, qui n’a entendu parler de rien. J’explique et ça lui parait impensable. A Tianjin, le « musulman visible » est le patron de restaurant hallal, de nationalité Hui, qui met une calotte blanche sur sa tête, et la serveuse porte peut-être un petit voile noir, mais ils vivent comme tout le monde, et ils sont là depuis toujours. Il y a aussi des Ouigours, venus de l’ouest, mais je n’ai pas l’impression qu’ils soient spécialement ressentis comne « musulmans », simplement comme des immigrés qui ne savent pas toujours bien se tenir.
Il y a un grand boucher-traiteur hallal au coin de la rue, en face de l’entrée de notre résidence, où tout le monde achète. Le grand « caractère » rond, vert et jaune (une calligraphie arabe) est visible partout. Il faudra que je reparle des musulmans de Tianjin. Dire qu’y a une mosquée à 300 mètres et je n’y suis entré qu’une fois.
C’est samedi, avec le journal télévisé, que ceux qui ne suivent pas les affaires de l’étranger sur Internet ont été mis au courant. Petite digression sur les informations de CCTV, la télévision « centrale »: ce qui se passe dans la Nation Centrale est toujours harmonieux:
Le président rend hommage à une institution et à son très vieux fondateur, en présence d’une assemblée attentive.
Et quand c’est une catastrophe, comme la grande bousculade du 1e janvier sur le Bund de Shanghai (30 morts), on montre la police qui protège l’espace où les victimes sont soignées sur place (photo diffusée par Xinhua), l’harmonie déjà rétablie.
Au contraire, le monde extérieur est le lieu du désordre et de l’épouvante.
La chaîne d’information permanente CCTV13 affiche des fonds de décor pour les « grands sujets ». Au centre de l’écran bali jinghun , Paris Terreur.
Je suppose que c’est ce qu’on avait vu en France, en direct et en différé. On nous montre aussi l’assaut contre les deux autres terroristes, avec hélicoptère et soldats dans les arbres.
Le journal national de 19h en fait aussi le grand sujet du deuxième quart d’heure, avec des images officielles (le ministre, les photos des coupables) et images d’action dans la rue. L’autre sujet était l’avion d’Air Asia, où il n’y avait pas grand-chose à dire ou à montrer, avec des images des boîtes noires orange et des déclarations officielles, mais d’une durée correspondant à l’importance du sujet.
Je reçois l’invitation de l’ambassade pour la réunion des Français à Pékin dimanche soir de 17h30 à 19h. Les conjoints chinois peuvent aussi venir. C’est une occasion de sortir avec ma chère épouse qui est devenue casanière. Elle accepte à condition de passer toute la journée à Pékin, pour justifier la peine de faire le voyage.
Nous sommes donc au Yuanmingyuan, le Palais d’été où l’empereur Qianlong, contemporain de Louis XV et de Louis XVI, avait réuni des palais et des paysages de tout le monde connu, dont un palais français avec perspective et pavillons, dessiné par les Pères jésuites de sa cour. Tout fut détruit en 1860 par le corps expéditionnaire anglo-français. Il ne reste plus que les plateformes qui portaient les palais en bois, les ruines des pavillons en pierre du palais français, et le parc restauré avec ses lacs et ses grands arbres. Image souvenir devant le seul pont de pierre qui ait été relevé.
Je n’avais pas encore vu les deux nouveautés: le mémorial dans le hall de la station de métro, à l’image de la façade d’un des pavillons français, et la fontaine des douze animaux du zodiaque, reconstituée pas loin de son véritable emplacement. A gauche, la chèvre de la prochaine année. Les corps de bronze ont disparu, et les têtes enlevées en 1860 sont dans des musées ou chez des collectionneurs, comme Pierre Bergé ; le gouvernement chinois travaille à les réunir.
Nous entrons à l’ambassade, côté « Résidence de l’ambassadeur » (les deux autres entrées mènent au consulat pour les Français, et au service des visas pour les étrangers). Je m’attendais à un contrôle sérieux, mais il n’y a que les petits soldats chinois, dehors, qui regardent les passeports et laissent tout le monde entrer.
C’est déjà la queue pour écrire dans le livre de condoléances.
Au moment où l’ambassadeur va prendre la parole, les auditeurs sont autant que le grand salon peut en contenir, et même plus. Dommage: je ne vois aucun de ceux que je connais à Pékin. C’est vrai qu’ils ne sont pas nombreux. Beaucoup plus de gens d’âge que d’étudiants, tout le monde s’est dérangé.
Les gendarmes de l’ambassade sont en grande tenue. Le discours de l’ambassadeur est de grande tenue aussi. Personne n’est oublié, surtout pas l’agent de police municipale, et le caissier malien du magasin Hyper Cacher; l’ambassadeur souhaite qu’il soit vite naturalisé français. Encore une pensée impie: un ambassadeur ne dit pas des choses pareilles dans une manifestation publique sans l’accord de Paris. Les gens de la communication du gouvernement sont passés par là.
Quand nous repartons, l’entrée est pleine de gens qui attendent, et quatre livres de condoléances ont été ouverts.
Au retour à la maison, il est trop tard pour le journal télévisé, et trop tôt aussi pour qu’il y ait quelque chose. Au moment où l’ambassadeur parlait, il était 11h du matin à Paris.
Au journal de 19h de lundi, il ne manque pas une image de la grande manifestation à Paris, et même un témoignage du peuple « Nos n’avons pas peur », dit le sous-titre. Mais ça ne dure que trois minutes. Le grand crayon décoré en anglais me donne l’impression que la France est devenue un petit pays à langue minoritaire. Le grand sujet international du jour, c’est l’offre de dialogue de la Corée du sud à la Corée du nord, illustrée d’images du discours du 1e janvier de Kim Jong Un.
Mardi, la chaîne info a renouvelé son fond de décor: fankong, contre terreur. Avec des images d’hommes en armes devant des écoles et des synagogues, et de longs sujets sur l’insécurité en France, et une carte de la Méditerranée qui montre la Turquie et la Syrie.
Personnellement, j’ai passé beaucoup de temps ces jours-ci à suivre ce qui se passe en France. J’ai aussi lu les derniers numéros de Charlie Hebdo (téléchargés sur un site de « partage » pirate , pas moyen de les avoir autrement), et regardé les vidéos du site Arrêt sur image (il faut être abonné, mais beaucoup se retrouvent sur Youtube). Pour moi qui ai lu Hara Kiri quand j’étais au lycée (lecture interdite, et aussi au foyer du jeune travailleur où j’ai logé plus tard), j’ai du mal à imaginer un deuil national, des manifestations officielle, et l’utilisation par un gouvernement, pour des gens qui auraient eu horreur de ça. Heureusement que Cavanna est mort il y a un an. Et puis, en lisant ces numéros récents, j’ai eu l’impression que « Charlie hebdo » s’était mis au service du Bien, des choses qu’on doit penser, y compris expliquer qu’on doit lutter contre les religions et ceux qui y croient. Rien à voir avec l’ancienne façon de traiter le problème, bien plus méchante mais pas méprisante.
Et si c’était encore l’ « ancien » journal, le numéro historique en cours actuellement aurait eu une couverture comme celle-ci, à la place du prophète attendu, qui me semble être là plutôt comme une démonstration d’irresponsabilité (c’est mon opinion).
(« les couvertures auxquelles vous avez échappé cette semaine ») du numéro.
J’avais envie de parler de la question « Est-ce que la même chose aurait pu se passer en Chine ? » et répondre « non » pour des quantités de raisons. Mais pour l’instant le sujet me dépasse. Ca fait quelques jours que j’essaie. En attendant que j’arrive à quelque chose, voici une couverture de 1969 qui plairait en Chine:
Décembre 1969, guerre du Vietnam. La collection des vieilles couvertures est en ligne, pour ceux qui ont des souvenirs de ces temps lointains (1969-1981).
Très Cher , c’est par manque d’inspiration que j’ai cliquer sur votre blog à partir du sage précaire…merveille des merveilles , vous êtes-là à nouveaux…quelle bonne idée vous avez-eu de reprendre un brin le collier…bisoux.
J’aimeJ’aime
Superbe reportage. Je partage votre avis sur le nouveau Charlie, ça fait longtemps que je ne le lis plus. Et comme je n’étais pas né lors de sa première vie, on peut dire que je n’ai jamais adhéré à ce journal, même si j’aime certains de ses dessinateurs.
En tout cas, bravo, l’ensemble du reportage est impeccable, comme d’habitude.
J’aimeJ’aime